À mesure que l’économie mondiale s’inscrit dans une trajectoire de neutralité carbone toujours plus structurante, l’énergie s’affirme comme un pilier central de la compétitivité économique, de la souveraineté stratégique et de l’attractivité industrielle des États. Dans ce contexte, le débat énergétique au Maroc gagne en maturité et excède désormais la seule dimension environnementale pour s’inscrire pleinement dans une réflexion d’ordre économique et géostratégique. La question essentielle n’est plus de savoir s’il convient de décarboner l’appareil productif national, objectif désormais largement partagé, mais de déterminer si la croissance économique, l’industrialisation accélérée et l’électrification massive des usages peuvent être pleinement sécurisées et durablement soutenues sans l’intégration de l’option nucléaire au sein du mix énergétique du Royaume.
1. Un système électrique national en transition, porteur d’opportunités économiques structurantes
Fort des investissements substantiels réalisés ces dernières années dans le développement des filières solaire et éolienne, le système électrique marocain a engagé une transformation profonde et ambitieuse. S’il demeure encore marqué par une dépendance aux énergies fossiles importées, lesquelles représentent environ 60 % du mix énergétique national, cette situation constitue un puissant catalyseur de réforme et de diversification. Elle renforce la détermination du Royaume à accélérer la sécurisation de son approvisionnement énergétique, à réduire son exposition à la volatilité des prix internationaux et à consolider durablement ses équilibres macroéconomiques et budgétaires.
La comparaison avec des économies de taille démographique comparable met en évidence l’important potentiel de rattrapage et de croissance du système électrique national. En 2023, le Maroc a produit environ 42,4 térawattheures (TWh) d’électricité pour une population d’environ 37 millions d’habitants, tandis que l’Espagne, pays légèrement plus peuplé, a enregistré une production annuelle comprise entre 285 et 290 TWh. Cet écart illustre moins une faiblesse qu’un vaste gisement de développement, ouvrant des perspectives majeures pour l’industrialisation, la montée en gamme de l’appareil productif et le renforcement de l’attractivité du territoire pour les industries à forte intensité énergétique.
À l’horizon 2030–2045, le Royaume sera confronté à une séquence stratégique déterminante. D’une part, le remplacement progressif de plusieurs gigawatts de capacités de production à base de charbon, appelées à être mises hors service pour des raisons environnementales et économiques, offre l’opportunité de moderniser en profondeur le parc électrique national. D’autre part, la satisfaction d’une demande électrique en forte croissance, portée par l’urbanisation accélérée, le développement industriel et l’électrification des transports et des usages, témoigne du dynamisme structurel de l’économie marocaine. Selon les projections officielles, la consommation nationale d’électricité pourrait ainsi progresser de 40 à 60 % d’ici 2040, créant un cadre propice à des investissements énergétiques structurants, capables de concilier sécurité de l’approvisionnement, prévisibilité des coûts et trajectoire crédible et maîtrisée de décarbonation.
2. Le nucléaire comme moteur économique décarboné et stratégique du système électrique
D’un point de vue économique et stratégique, les énergies renouvelables, bien qu’indispensables et prometteuses pour la transition énergétique, présentent une limite structurelle connue : leur intermittence intrinsèque ouvre la voie à des solutions complémentaires innovantes, notamment en matière de stockage et de gestion intelligente du réseau, et nécessite le développement de capacités de production fiables pour garantir la continuité et la sécurité de l’approvisionnement.
À l’inverse, l’énergie nucléaire se distingue par des caractéristiques économiques et techniques exceptionnelles, qui en font un actif de base (« baseload ») stratégique et hautement performant au sein d’un système électrique décarboné. Elle offre une production pilotable et continue, assurant une disponibilité permanente de l’électricité ; une visibilité fiable et de long terme sur les coûts de production, facteur essentiel de confiance pour les investisseurs ; une électricité faiblement carbonée et compétitive sur l’ensemble de son cycle de vie ; enfin, une capacité éprouvée à soutenir des usages stratégiques à forte valeur ajoutée, tels que le dessalement de l’eau de mer, la production d’hydrogène bas carbone ou le développement d’industries lourdes et électro-intensives.
Dans cette perspective, anticiper l’intégration de l’option nucléaire au sein du mix énergétique national représente une opportunité de réaliser dès aujourd’hui des investissements structurants et maîtrisés, plutôt que de les reporter dans un environnement financier moins favorable, caractérisé par une hausse probable des coûts du capital, des contraintes technologiques plus strictes et une pression accrue sur les équilibres macroéconomiques.
3. Les petits réacteurs modulaires (SMR) : une technologie parfaitement adaptée aux ambitions énergétiques et économiques du Maroc
Les petits réacteurs modulaires (Small Modular Reactors – SMR) apparaissent particulièrement adaptés aux économies émergentes ainsi qu’aux systèmes électriques en phase de transition, caractérisés par une croissance progressive de la demande et par des contraintes budgétaires et infrastructurelles spécifiques. À cet égard, ils constituent une solution technologique flexible et pragmatique, capable de répondre aux besoins énergétiques et industriels croissants du Maroc tout en soutenant son développement économique.
Des avantages économiques structurants
Sur le plan économique, les SMR présentent plusieurs atouts déterminants. Leur puissance unitaire modérée, généralement comprise entre 50 et 300 mégawatts, les rend compatibles avec une montée en charge graduelle de la demande électrique nationale, permettant une planification maîtrisée des investissements. Leur conception modulaire permet également de réduire les risques de dérives budgétaires et de délais, traditionnellement associés aux grands projets d’infrastructures énergétiques, tout en offrant une meilleure adaptabilité aux priorités nationales.
L’investissement initial requis, estimé entre 1 et 2 milliards de dollars américains par unité, demeure relativement contenu au regard des standards du nucléaire conventionnel, facilitant la mobilisation de financements diversifiés et l’étalement des engagements financiers dans le temps. Par ailleurs, la flexibilité opérationnelle des SMR contribue à optimiser l’intégration au réseau électrique, en améliorant l’adéquation entre l’offre et la demande. Enfin, ces réacteurs ouvrent des perspectives stratégiques et industrielles diversifiées, notamment dans le dessalement de l’eau de mer, la production d’hydrogène bas carbone ou la fourniture de chaleur industrielle pour soutenir le tissu économique et industriel du Royaume.
Une anticipation stratégique nécessaire
La maturité industrielle des SMR étant encore en cours de consolidation, leur déploiement commercial à grande échelle est généralement envisagé à l’horizon 2030–2040. Cette temporalité constitue une opportunité pour le Maroc d’anticiper et de structurer dès aujourd’hui son cadre réglementaire, financier et institutionnel, afin de réduire les coûts d’entrée futurs, de sécuriser des partenariats technologiques solides et de positionner le Royaume parmi les acteurs capables de tirer pleinement parti de cette technologie émergente lorsqu’elle atteindra sa pleine maturité industrielle.
4. Uranium et phosphates : un avantage comparatif stratégique pour le Royaume
Contrairement à certaines idées reçues, la dépendance à l’uranium importé ne constitue pas, en soi, un facteur majeur de vulnérabilité économique ou géopolitique. Le marché mondial de l’uranium se caractérise par un haut degré de diversification géographique, une liquidité relativement élevée et une exposition limitée aux chocs géopolitiques, notamment en comparaison avec les marchés des hydrocarbures. Cette configuration confère à l’approvisionnement en combustible nucléaire une stabilité structurelle solide et prévisible à long terme, offrant un cadre fiable pour le développement de la filière nucléaire nationale.
Au-delà de cette sécurité d’approvisionnement, le Maroc dispose d’un avantage comparatif singulier et encore largement sous-exploité : ses ressources phosphatières renferment des quantités significatives d’uranium récupérable. Le développement d’une filière nationale de production de yellowcake, porté notamment par Uranext en partenariat avec le Groupe OCP, pourrait, à terme, permettre de couvrir une partie des besoins en combustible nucléaire directement sur le territoire national, renforçant ainsi l’autonomie stratégique du Royaume dans le domaine de l’énergie nucléaire.
Cette perspective ouvre la voie à trois leviers économiques majeurs. Elle contribuerait, en premier lieu, à renforcer l’indépendance énergétique et réduire la dépendance extérieure. Elle favoriserait, en second lieu, une montée en gamme industrielle, à travers la valorisation de ressources naturelles existantes et le développement de compétences technologiques à forte valeur ajoutée. Enfin, elle offrirait au Maroc l’opportunité de se positionner comme un acteur stratégique et innovant sur les marchés énergétiques africains, notamment dans le cadre de l’essor attendu du nucléaire civil sur le continent.
5. Gestion des déchets nucléaires : un coût maîtrisable et intégré à la stratégie nationale
D’un point de vue économique, la gestion des déchets nucléaires constitue un coût réel mais prévisible et intégrable dès la conception dans l’ensemble du cycle de vie des installations. Les petits réacteurs modulaires (SMR), en particulier, présentent l’avantage de générer des volumes de déchets nettement réduits et d’autoriser l’utilisation de combustibles recyclés, tels que le MOX (Mixed Oxide Fuel), contribuant ainsi à optimiser les charges futures et à valoriser les ressources existantes.
Le Maroc dispose par ailleurs des capacités techniques et financières nécessaires pour mettre en œuvre une gestion efficace et sécurisée de ces déchets. Cela inclut notamment :
· la mise en place d’installations d’entreposage sûres et durables pour le long terme ;
· la gestion adaptée des déchets de faible et moyenne activité ;
· le développement progressif d’une expertise nationale complète en matière de traitement, de stockage et de valorisation des matières radioactives, renforçant ainsi le savoir-faire et l’autonomie du Royaume dans le domaine nucléaire.
Ainsi, loin de constituer une contrainte, la gestion des déchets nucléaires peut être envisagée comme un processus maîtrisable et intégré, compatible avec la stratégie énergétique nationale et intégré de manière optimale dans la planification économique et industrielle du Royaume.
6. Réformes institutionnelles et gouvernance économique : des leviers pour un développement nucléaire réussi
Le développement du nucléaire au Maroc repose sur la mise en place d’un environnement institutionnel solide et rigoureusement encadré. L’expérience internationale montre qu’il est possible de conduire simultanément des réformes sectorielles ambitieuses et des projets nucléaires d’envergure, à condition de clarifier avec précision les responsabilités économiques et techniques de chaque acteur impliqué. Cette approche permet non seulement d’assurer la sécurité et la conformité, mais aussi de maximiser l’efficacité et la rentabilité des investissements.
Parmi les priorités à court et moyen terme figurent :
· le renforcement de l’Agence Marocaine de Sûreté et de Sécurité Nucléaires et Radiologiques (AMSSNuR), afin d’assurer une régulation stricte, indépendante et conforme aux standards internationaux ;
· la modernisation de l’Office National de l’Électricité et de l’Eau Potable (ONEE), en consolidant son rôle d’opérateur industriel capable de gérer efficacement la production et la distribution d’électricité nucléaire ;
· la structuration d’une gouvernance claire, transparente et professionnelle, garantissant la coordination entre les différents acteurs publics et privés, la sécurité des investissements et la conformité réglementaire sur l’ensemble du cycle de vie des installations.
Ainsi, la consolidation des institutions et la clarification des responsabilités constituent des leviers stratégiques et performants pour sécuriser le développement de l’énergie nucléaire, optimiser son intégration dans le mix énergétique national et maximiser les retombées économiques et industrielles pour le Royaume.
7. Analyse coûts-bénéfices : le nucléaire comme solution économique et fiable face aux renouvelables avec stockage
Pour fournir une puissance électrique pilotable équivalente à celle d’un petit réacteur modulaire (SMR) de 300 MW, il serait nécessaire de déployer :
· 900 à 1 200 MW de capacités solaires ou éoliennes,
· assortis de systèmes massifs de stockage, qu’il s’agisse de batteries ou de solutions à base d’hydrogène.
Or, les coûts associés à ces options restent élevés :
· les batteries sont estimées entre 250 et 400 USD par kilowattheure (kWh) ;
· le stockage par hydrogène, incluant la reconversion en électricité, présente des coûts encore deux à quatre fois supérieurs à ceux du nucléaire pour une capacité équivalente.
À l’inverse, un SMR de 300 MW représente un investissement initial compris entre 1,5 et 2 milliards de dollars américains, avec des coûts d’exploitation stables et prévisibles sur le long terme, favorisant la planification économique et la sécurité des investissements.
À l’échelle du système électrique, cette comparaison révèle que l’option nucléaire peut être 20 à 40 % moins coûteuse que le couple « renouvelables + stockage » pour fournir une capacité pilotable équivalente. Ainsi, le nucléaire apparaît comme une solution économiquement efficace et fiable, permettant de concilier fiabilité de l’approvisionnement, maîtrise des coûts et intégration harmonieuse dans un mix énergétique décarboné et durable.
8. Retombées industrielles et emploi : un levier puissant pour l’économie nationale
Le développement du nucléaire représente un levier stratégique et dynamique pour l’industrialisation et la croissance économique du Maroc. Chaque site de production pourrait générer entre 2 000 et 3 000 emplois qualifiés, contribuant ainsi à renforcer le capital humain et les compétences techniques du Royaume.
Par ailleurs, la mise en place de projets nucléaires favorise la structuration d’une chaîne de valeur locale robuste, depuis la fourniture des composants jusqu’à la maintenance des installations, tout en permettant la valorisation industrielle du yellowcake marocain. Ces dynamiques ouvrent également des perspectives d’exportation innovantes, notamment pour les composants de petits réacteurs modulaires (SMR), vers les marchés africains en plein développement.
À l’instar des filières aéronautique et automobile, l’énergie nucléaire peut ainsi devenir une filière stratégique nationale émergente, génératrice d’emplois hautement qualifiés, de savoir-faire technologique et de retombées économiques durables pour l’ensemble du tissu industriel marocain.
Conclusion : un investissement structurant pour les quatre prochaines décennies
Au-delà de ses implications énergétiques, le nucléaire constitue pour le Maroc un levier économique, industriel et stratégique de long terme, capable de :
· stabiliser les coûts de l’électricité et assurer leur prévisibilité ;
· renforcer la souveraineté économique et énergétique du Royaume ;
· soutenir l’industrialisation et le développement de filières technologiques à forte valeur ajoutée ;
· sécuriser la transition climatique en garantissant une production électrique décarbonée et pilotable.
Dans un contexte de concurrence internationale croissante pour l’accès à une énergie fiable et durable, la décision de développer le nucléaire dès aujourd’hui constitue un acte de prévoyance et de stratégie économique, visant à préserver la compétitivité et l’attractivité du Maroc sur plusieurs décennies.
En comparaison, un scénario sans nucléaire limiterait la flexibilité et la résilience du système énergétique national, tout en augmentant les coûts et la dépendance externe, réduisant la capacité du Royaume à piloter efficacement son avenir énergétique et industriel. Le développement du nucléaire apparaît donc comme une opportunité majeure et structurante pour le Maroc, consolidant ses ambitions économiques, industrielles et environnementales à long terme.
