Outre la vulnérabilité de la ville, malgré ses richesses, le drame de Safi a ravivé le débat sur les conditions «draconiennes» d’activation des mécanismes d’indemnisation en période de catastrophe.
La ville de Safi se réveille en deuil pour le quatrième jour consécutif, suite aux violentes inondations qui se sont abattues sur la cité ce dimanche 14 décembre. Les murs encore couverts de boue, les eaux de crue serpentant dans les rues, les commerces détruits et les populations éprouvées, la ville panse difficilement ses plaies profondes, aujourd’hui mises à nu par la violence des flots. En effet, les quelque 35 millimètres de précipitations qu’a connus la ville en l’espace de six heures ce jour-là, soit un cumul de 46 millimètres en 24 heures, étaient suffisants pour entraîner une catastrophe aux lourdes conséquences.
Le dernier bilan encore provisoire des autorités locales de la province, qui demeure très contesté par les habitants, en dit long sur la gravité de la situation. Au moins 37 individus sont morts et 14 personnes blessées ont été recensées, puis prises en charge médicalement à l’hôpital Mohammed V de Safi, dont deux admises en unité de soins intensifs. Mais ce n’est pas tout. Les recherches se poursuivent du côté des autorités locales et des familles pour retrouver leurs proches probablement emportés par les crues fortes et éclaires, à l’image de Ghizlane, vendeuse de poterie au marché Bab Chaâba, dont le corps a été rendu inerte par l’océan après avoir été portée disparue.
Les habitations de l’ancienne médina ont été totalement ou partiellement détruites, mettant en péril une partie du patrimoine de la ville. Du côté des commerces, les dégâts ne sont plus à démontrer. Les commerces du marché Bab Chaâba ont été envahis par l’eau, détruisant marchandises et locaux qui constituent la principale source de revenus d’une centaine de Mesfiouis. Entre stupeur, tristesse et colère, les sinistrés ont déploré des infrastructures vulnérables qui pèsent lourdement sur l’avenir de l’ancienne médina, déjà exposée au risque d’inondations en raison de sa position le long de l’oued Chaâba.
Indemnisation : Ce que dit la loi, ce que révèlent les faits
Suite à cette catastrophe, de nombreux appels ont été lancés en faveur de l’intervention de SM le Roi Mohammed VI afin de venir en aide à la population sinistrée. Par ailleurs, le lourd bilan humain et l’ampleur des pertes matérielles ont ravivé le débat sur les modalités d’activation des mécanismes d’indemnisation mis en place pour couvrir les conséquences des événements catastrophiques, conformément à la loi n° 110.14 relative à l’instauration d’un régime de couverture des conséquences des catastrophes. Ce débat s’est également invité au Parlement, où le Chef du gouvernement, Aziz Akhannouch, a été interpellé sur un ton de colère au sujet des conditions jugées «draconiennes» d’activation, notamment celles du Fonds de solidarité contre les événements catastrophiques (FSEC).
En effet, la loi précitée prévoit un système d’assurance spécifique pour les victimes disposant de contrats d’assurance. Ainsi, les individus bénéficiant d’une assurance contre les événements catastrophiques, couvrant leur habitation principale, leur commerce ou encore leur véhicule, pourraient bénéficier d’une indemnisation calculée selon la valeur du bien déclaré, dans un délai de 60 jours après l’événement.
Pour les personnes non assurées, le système allocataire financé par le Fonds de solidarité contre les événements catastrophiques (FSEC) est mis en place pour indemniser les victimes des dégâts corporels et matériels touchant l’habitation principale devenue impropre au logement. Les personnes ayant perdu un proche peuvent également obtenir une indemnisation au titre des dommages corporels et de la perte de ressources, tout comme les individus ayant participé aux opérations de secours et de sauvetage. En revanche, les commerces, les marchandises endommagées et les véhicules ne sont pas indemnisés par ledit fonds.
Ces conditions d’activation des
mécanismes de soutien qui font débat
Ce système a d’ailleurs été déclenché pour la première fois suite au séisme dévastateur qui a secoué la région d’Al-Haouz en 2023, afin d’indemniser les victimes pour les dommages physiques et matériels subis. Cependant, l’activation de ces mécanismes de soutien demeure tributaire de la déclaration officielle des inondations de Safi comme catastrophe, comme ce fut le cas pour le séisme d’AlHaouz.
Sur le plan juridique, un arrêté du Chef du gouvernement doit être rendu et publié au Bulletin Officiel dans un délai ne dépassant pas trois mois à compter de la survenue des inondations, en déterminant les zones affectées, la date et la durée. Il s’agit ainsi d’une condition sine qua non pour le déclenchement du dispositif d’indemnisation des populations sinistrées tel que prévu par la loi n° 110.14, qui n’a d’ailleurs pas été activé suite aux intempéries précédentes, notamment celles de 2021. La déclaration doit tenir compte de la définition légale de l’événement catastrophique, à savoir «tout incident causant des dommages directs en raison d’un événement résultant d’un facteur naturel d’une intensité anormale, présentant un caractère imprévisible ou impossible à anticiper». Cela peut concerner des catastrophes naturelles (séismes, inondations, tsunami, etc.) ou des actes de violence humaine tels que le terrorisme ou les émeutes.
Dans ce contexte, le deuil et la colère continuent de régner à Safi. Des appels ont été lancés pour la tenue, samedi après-midi, par la population de la ville, d’un sit-in de protestation à la place Moulay Youssef afin de faire entendre la voix des victimes et exiger le rétablissement des responsabilités. Les Mesfiouis exigent également l’intervention du gouvernement en vue d’améliorer la situation des sinistrés dont plusieurs demeurent dépendants de la générosité du reste de la population. Bien qu’elle ait permis, à ce jour, d’accorder une aide d’urgence, une intervention globale est de mise pour permettre aux victimes de reprendre leur vie dans des conditions qui respectent leur dignité.
Mina ELKHODARI
Trois questions au Dr Youssef Bounoual : « Il faut repenser le mode opératoire du Fonds de solidarité afin qu’il assure une intervention rapide et efficace »
Quel regard portez-vous sur l’efficacité des mécanismes d’indemnisation mis en place pour venir en aide aux populations sinistrées ? Certes, le Maroc a enregistré, depuis 2018, des avancées notables sur le plan législatif en vue de renforcer sa résilience face aux changements climatiques. Toutefois, ces efforts peinent encore à se traduire concrètement sur le terrain lors de la survenue d’événements catastrophiques. La situation de la province d’Al-Haouz en est une illustration frappante. Des familles y vivent toujours sans abri décent, dans des conditions précaires, aggravées par des aléas climatiques difficiles, dans un silence prolongé des pouvoirs publics. À la lumière des inondations ayant frappé Safi, ces mécanismes révèlent, une fois de plus, leurs limites, dans la mesure où ils peinent à être activés dans l’immédiateté, en dépit de la réalité vécue par les sinistrés, largement documentée par la presse nationale et relayée par la population locale.
Les conditions de soutien à la population sinistrée, notamment la règle des «21 jours» pour la reconnaissance d’une catastrophe, posent à plusieurs égards des difficultés d’accès à l’indemnisation. Comment expliquez-vous l’instauration d’une telle condition ?
Il faut préciser que le nombre d’heures fixé à 504 vise à limiter l’événement catastrophique dans le temps pour les besoins de la réassurance. Le Fonds a prévu dans son mode opératoire cette limite d’heures pour qualifier l’événement à son premier stade ; si ce seuil est dépassé, l’événement est alors qualifié de répétitif. A mon avis, le véritable problème réside dans le délai de 3 mois pour déclarer l’événement comme “catastrophique”. Il s’agit d’un délai très long, surtout lorsque les faits sont flagrants, allant des pertes humaines aux dommages matériels conséquents. Ce délai s’ajoute aux 20 jours supplémentaires nécessaires pour la déclaration, puis aux 60 jours pour l’indemnisation, ce qui oblige les victimes à attendre plus de six mois avant de pouvoir reprendre une vie normale. Tout retard impacte le quotidien des familles et les engagements financiers des commerçants. D’où la nécessité de repenser le mode opératoire du Fonds de solidarité afin qu’il soit plus rapide, efficace et véritablement bénéfique pour les victimes, en réduisant les délais de qualification et d’indemnisation.
Quel rôle le Fonds de solidarité contre les catastrophes devrait-il jouer suite aux inondations de Safi ?
Dans le contexte actuel, on a recommandé aux victimes de recenser les dégâts matériels subis, que ce soit au niveau des habitations ou des commerces, en faisant appel à un expert reconnu et assermenté pour constater officiellement l’événement. Ces documents seront sans doute nécessaires pour obtenir réparation, surtout si l’accès aux mécanismes d’indemnisation, notamment le Fonds de solidarité, s’avère délicat. Tout document pourra également être utile en cas de recours devant le tribunal administratif, afin de demander réparation dans le cadre de la responsabilité civile du Conseil municipal de la ville de Safi ou de la société chargée de l’assainissement.